1915
La Première attaque au gaz
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Inscription du
monument élevé, à Steenstraat, aux victimes des gaz asphyxiants.
Le
14 avril la 91e brigade (7e zouaves et
3e bis de zouaves) entrait, en effet, en secteur et la 90e, à son tour,
la relevait le 21 du même mois.
A
sa droite (à Poelcappelle) la 90e brigade avait l'armée britannique (division
canadienne, prolongée par les 28e et 27e divisions anglaises, cette dernière se
reliant, vers la fameuse colline 60, à la 5e division).
Ces
quatre divisions occupaient ce que l'on a appelé depuis le saillant d'Ypres, où
les Anglais livrèrent cette longue et sanglante bataille d'Ypres qui commença
le 22 avril 1915 (première attaque par les gaz) et dura jusqu'au 25 mai de la même
année.
1°
La 44e division de réserve, le corps de marine et la 44e division d'ersatz,
avec des réserves à Ostende et à Bruges ;
2°
Plus au sud les XXIIIe et XXVIe corps d'armée renforcés par une brigade
3°
En face et à l'est d'Ypres : deux brigades de landwehr et tout le XXVIle corps
d'armée de réserve;
4°
Enfin au sud-est d'Ypres : le XVe corps et le IIe corps bavarois.
Enfin,
à ce moment, le haut commandement allié concentrait toute son attention en
Artois, où, en vue de soulager les armées russes, il préparait une attaque
de grande envergure.
Cependant
le 14 avril, avant d'être relevée, la 11e division avait rendu compte que,
d'après un déserteur du 34e régiment de réserve allemand « l'ennemi préparait,
sur le front d'Ypres, une puissante attaque qui serait précédée d'une émission
de gaz ». Ce déserteur avait même fourni des précisions impressionnantes.
Mais
ces renseignements ne furent pris au sérieux ni à l'Armée ni au Groupe d'armées
et, quand nous arrivâmes pour prendre le secteur, on se garda bien de nous les
communiquer.
Dès
le matin, la journée du 21 avril s'annonça comme une belle journée de printemps
; la température était même plutôt lourde pour la saison. Quoi qu'il en fût,
nous nous en réjouissions, car les troupes de la brigade qui devaient relever
celles de la 91e dans la nuit suivante, allaient avoir certainement beau temps,
ce qui était indispensable pour une relève aussi délicate, sur un terrain
complètement inconnu.
Pendant
toute cette matinée, le front fut relativement tranquille, sauf toutefois du
côté des Anglais, qui passèrent la journée à chercher à s'emparer de la fameuse
colline 60 (située à 2 kilomètres du sud-est d'Ypres) et à la possession de
laquelle ils attachaient une importance toute particulière.
Sur
le front français, les bombardements habituels.
Chez
les Belges, rien de très particulier non plus : quelques coups de feu isolés
provenant des tranchées adverses et, de temps en temps, un léger marmitage sur
la tranchée de première ligne et en arrière.
La
seule remarque importante de nos observateurs fut le nombre relativement
considérable d'avions allemands survolant les lignes alliées et, par contre, le
peu d'avions qui, de notre côté, allaient reconnaître les positions allemandes.
Au
P.C. de la brigade nous passâmes la matinée et une partie de l'après-midi à
nous assurer que les ordres pour la relève avaient été bien compris de tous.
Il
traversa Boesinghe qui était encore relativement en bon état : quelques maisons
détruites, mais l'on circulait très facilement dans les rues du village; trop
facilement même, car une foule de « terribles » (73e et 74e régiments territoriaux) s'y promenaient comme
si l'on s'était trouvé à plusieurs heures du front.
Dans
la rue principale, il croisa le général Putz, commandant le détachement de
l'armée du Nord, qui était en automobile et qui venait, lui aussi, se rendre
compte, de visu, de la situation sur cette partie du front.
Il continua sur le village ou plutôt le hameau de Pilkem où il ne tarda pas à arriver ; la crête qui le dominait au nord était, à ce moment, assez bombardée mais dans des conditions très normales.
A
Pilkem, poste de commandement du 1er bataillon
d'Afrique, il fut arrêté par le commandant Trousson (qui le commandait).
Ce dernier lui fit remarquer qu'il était plus qu'imprudent de s'avancer au delà
à cheval et il conduisit le colonel à un observatoire d'où l'on découvrait
assez bien le terrain dans presque toutes les directions.
Au
sud, on apercevait très distinctement le canal de l'Yser (doublé à faible
distance par un ruisseau, l'Yperlé), bordé d'arbres très abîmés par le
bombardement mais qui masquaient, assez bien, les tranchées établies le long du
canal.
Steenstraat,
Langemarck, Poelcappelle, Saint-Julien étaient également très visibles ainsi
que toutes les tranchées belges, françaises et anglaises qui jalonnaient cette
ligne.
Enfin,
au nord, on apercevait très distinctement, à 3 kilomètres environ, la fameuse
forêt d'Houthulst où se massèrent les réserves allemandes pour l'attaque du 22
avril.
Comme
il manifestait l'intention de se rendre aux tranchées, le commandant Trousson
déclara que ce serait de la folie pure, non seulement pour le colonel, mais
également pour les poilus qui les occupaient.
Elles
n'existaient pour ainsi dire pas et, dès le moindre mouvement, signalé par les
observateurs ou avions ennemis, un feu violent d'artillerie était aussitôt
déclenché.
Il
était absolument impossible d'y circuler pendant le jour, par la bonne raison
qu'il n'y avait ni boyaux pour s'y rendre ni communications entre les tranchées
elles-mêmes qui étaient partout discontinues.
le 16 avril :
« Par Elverdinghe et Boesinghe, bruyamment animés de civils et de militaires, nous avons gagné de nuit, à partir de Boesinghe, notre nouveau secteur de Langemarck.
« Position en saillant, les fusées éclairantes qui, dès le moulin de
Langemarck, éclataient à notre droite et à notre gauche, nous l'indiquèrent
assez.
« De plain-pied, je suis arrivé tout surpris dans la
tranchée conduit par un agent de liaison auprès des sections de chasseurs (4e bataillon de chasseurs à pied) que j'avais mission
de relever.
- « Voici l'officier, indique mon guide.
« Présentation réciproque, aussi rapide que mécanique.
Nous ne nous rencontrerons plus. Les noms échangés nous les avons déjà
mutuellement oubliés.
« Il fait nuit : je ne vois pas ses traits; il ne devine
pas non plus les miens. Il est plus petit que moi.
« Pressé de partir, il me passe le gros des consignes et l'essentiel sur les positions qu'il occupait : les chefs de section, les chefs de pièce recevront de leurs camarades les indications particulières à chaque emplacement. Demain je verrai si ces consignes s'adaptent à nos méthodes habituelles ; jusque-là, les zouaves suivront strictement les avis des chasseurs.
« Ça m'intrigue tout de même un peu de ne pas voir
mon interlocuteur et, comme je fume, j'aspire plus longuement pour obtenir la
faible clarté qui me permettra, peut-être, de fixer quelque détail de sa
physionomie ; il m'a, involontairement, placé devant un trou du parapet et une
balle, provoquée par la lueur de ma cigarette, éclate, je ne sais sur quel
obstacle, tout près de ma figure.
« Je ne lui dis pas qu'il aurait pu me faire plus tôt sa
recommandation, mais je me sens devenir encore plus froid à son égard et je ne
dis rien pour l'empêcher de s'en aller vite vers le village démoli qu'on dirait
en dentelles, tellement les obus ont ajouré ce qui reste debout des maisons.
« Je me glisse sous l'abri en claies qui m'est destiné,
sur une paille hachée par l'usage; on ne peut se tenir que couché.
« On ne peut pas bouger ici ; le ravitaillement ne peut
se faire que de nuit ; la mélancolie m'empoigne ; j'en ai pour quatre jours.
« Au matin, je me réveille dévoré de démangeaisons.
« Je vais voir mon domaine.
« C'est le système des points d'appui.
« Je n'ai de relations sûres qu'à ma gauche; à droite, la
communication avec l'autre fraction du système n'est assurée que par un embryon
de boyau, dans lequel on ne peut circuler qu'en rampant.
« Vers l'arrière, rien que la plaine sèche et effritée,
dans laquelle un réservoir à gaz montre ses tôles crevées, bossuées et
rouillées.
« La tranchée est en relief; j'essaierai néanmoins de
l'approfondir pour trouver un parados. Chabert occupe le même élément de
tranchée avec sa section; nous pourrons nous entendre pour faire quelque chose.
« Lebideau, mon télémétreur, s'est fait tuer d'une balle
dans la nuque à l'endroit même où je manquais, hier soir, d'y passer.
« Le ravitaillement n'est pas venu cette nuit et nous sommes sans vivres.
« Je visite ma section de gauche : elle est installée derrière une haie, sans autre abri; je me demande si sa situation ne serait pas précaire en cas de bombardement. Un obus qui arrive répond à ma question : nous n'avons que le temps de nous aplatir pour en éviter les éclats.
« Près de cette position, des cuisiniers d'une autre
compagnie, égarés, ont été surpris par le jour. L'un a été blessé, l'autre est
tué. Je fais enlever les vivres qu'ils transportaient; des patates cuites à
l'eau, mes hommes auront ainsi de quoi se mettre sous la dent.
« Partout, pour peu que l'on cherche, le regard découvre
des cadavres étendus, auxquels on ne peut songer à donner une sépulture.
« Les tués de la tranchée ont été enterrés, comme il convient aux soldats, sous une croix grossièrement taillée, portant un nom au crayon. Parfois, un fil de fer et quelques piquets protègent le tertre. Sur une tombe le képi du mort a été posé, une autre est garnie d'ornements pieux : un christ et quelques branches de buis fanées...
« Ils dorment, à l'endroit où devrait normalement
s'élever le parados, quasi anonymes, ne rappelant rien à personne... pas même
aux soldats qui voisinent avec eux, qui mourront peut-être demain, peut-être
dans un instant.
« J'ai trouvé l'enveloppe d'une lettre ; j'ai lu l'adresse
qu'une main enfantine avait tracée : « A mon papa, Jules Moniers, sergent au 4e bataillon de chasseurs. » L'enveloppe portait le
timbre de Maisons-Alfort. Chabert me l'a prise et veut la conserver.
« Comme cet enfant nous a chavirés! »
« Les retranchements français se composaient, aussi bien en
première qu'en seconde ligne, d'une série de groupes isolés de tranchées très
peu profondes, avec des parapets en sacs à, terre à peine épais de trois à
quatre pieds. Les emplacements de mitrailleuses étaient bien organisés, mais
nulle part on ne trouvait de traverses ou de parados ; quant aux abris, ils
n'existaient pour ainsi dire pas et servaient plutôt à protéger contre la pluie
que contre la mousqueterie. »
« Quand
nous nous emparâmes de la forteresse française de Steenstraat (22 avril 1915),
qui nous avait arrêtés tout l'hiver, nous trouvâmes des parapets plus que
primitifs, faits en sacs à terre qui protégeaient à peine, contre la
mousqueterie et des abris misérables ; seules les communications téléphoniques
étaient à peu près en état . »
Quant à celles de la deuxième position, inutile d'en parler;
elles n'existaient que sur la carte ; sur le terrain elles n'étaient même pas
esquissées.
En
retournant à Pilkem, le colonel ne put s'empêcher de témoigner sa surprise en
apercevant des paysans belges qui circulaient dans le hameau et aux alentours.
Il
lui fut répondu que tous les villages, hameaux ou fermes de cette région, même
en première ligne, étaient encore occupés par bon nombre d'habitants qui
n'avaient pas voulu abandonner, même sous le marmitage, leurs terres et leurs
biens.
Certains
d'entre eux qui, lors de la première bataille de l'Yser, s'étaient enfuis
devant la ruée allemande, étaient revenus dès que la lutte avait été
stabilisée.
Ils
commençaient à réparer la toiture et les murs troués par les obus et se
mettaient, à nouveau, à labourer leurs champs et à faire paître leur bétail.
Le
surlendemain, en effet, le 23 au matin, quand on installa le P.C. de la brigade
en face de la ferme Zwaanhof, dans une petite maison sur le bord du canal, on
eut beaucoup de peine à en faire partir les habitants qui, d'ailleurs, allèrent
s'installer dans une autre petite ferme située à 300 mètres à peine, plus au
sud.
Quoi
qu'il en soit le colonel remonta à cheval et regagna Boesinghe pour continuer
la reconnaissance du secteur.
Entre
Pilkem et Boesinghe, il rencontra le commandant Gougne (du 2e bis de zouaves) qui, avec deux compagnies de son
bataillon, venait d'arriver et allait reconnaître vers Pilkem les tranchées que
devaient occuper ses compagnies (tête de pont de Pilkem).
On lui recommanda, à nouveau, de ne faire exécuter aucun mouvement de troupes avant la nuit; lui-même avec quelques officiers de ses compagnies poursuivit, toutefois, sa reconnaissance.
Entre
Boesinghe et Steenstraat, rencontre du commandant de Metz, du 2e bis de zouaves, qui, lui aussi, venait en
reconnaissance. Il confirma que le moral des zouaves était excellent, mais que,
très renseigné sur l'état déplorable des tranchées qu'ils allaient occuper, la
perspective d'être obligés de remuer la terre et de passer leur temps à manier
la pioche ne les emballait guère ; beaucoup n'hésitaient pas même à déclarer «
qu'ils auraient préféré cent fois un secteur où l'on se battit ! »
Les malheureux ne se doutaient pas de ce qui les
attendait ; leurs desiderata devaient recevoir,
Tous
très jeunes, d'ailleurs, avec un regard franc, joyeux et un peu enfantin ; en
somme très différents des Tommies anglais et, par contre, était-ce une
illusion? très proches de nos poilus.
Les
Anglais avaient installé sur le canal, en arrière du saillant qu'ils occupaient
à l'est, toute une série de passerelles très bien construites et qui, dans la
suite, nous rendirent les plus grands services.
Vers 19h30, le commandant de brigade était rentré au château d'Elverdinghe. On lui rendit compte qu'en son absence aucun renseignement particulièrement intéressant sur la situation, aussi bien dans nos lignes que dans celles de nos Alliés, n'était parvenu. Les troupes de la brigade commençaient à se mettre en marche pour aller relever, pendant la nuit, les camarades de la 91e brigade…
1° Le 2e bataillon du 1er
tirailleurs (commandant Villevaleix) en première ligne, depuis le moulin de
Poelcappelle (liaison avec les Canadiens), jusqu'au chemin Poelcappelle-Shromboom
;
2° A sa gauche, le 1er
bataillon du même régiment (commandant de Fabry) tenait les tranchées depuis le
chemin précité jusqu'à celui de Langemarck-Koekuit ;
3° A gauche encore, le
ter bataillon de marche d'infanterie légère d'Afrique (commandant Trousson)
s'étendait depuis ce dernier chemin jusqu'à Langemarck (200 mètres à l'ouest de
ce village).
Là : liaison avec le 74e régiment territorial.
Les 73e et 74e régiments territoriaux tenaient tout le front
s'étendant depuis Langemarck (200 mètres à l'ouest de ce village) jusqu'à
Steenstraat, village situé sur le canal, qu'ils débordaient de 300 mètres
environ vers le nord (Avec deux bataillons en première ligne et un bataillon en
seconde ligne). Là, ils se reliaient au régiment des grenadiers belges, dont
les tranchées longeaient la rive ouest du canal.
A notre droite, à l'est,
le 1er tirailleurs se reliait au 3e régiment
canadien, qui occupait les tranchées au sud de Poelcapelle.
Toute notre artillerie (3
batteries de 75 et 2 batteries de 120) était malheureusement en position sur la
rive est du canal, ce qui causera sa perte.
Il en était d
Certes, toute cette artillerie (française, anglaise et même
belge) occupait des emplacements que nous trouverions aujourd'hui, et avec
juste raison,- beaucoup trop rapprochés des tranchées de première ligne (ce qui
ne présente que des inconvénients sans procurer des avantages sérieux), mais
nous étions alors en 1915, c'est-à-dire
au début de la Grande Guerre, et les Alliés, à ce moment-là, surtout au point
de vue artillerie, avaient beaucoup à apprendre : les événements (dont ceux
d'Ypres) le montrèrent.
L'aviation alliée en
profita pour aller faire des reconnaissances au delà des lignes ennemies ; elle
ne remarqua rien de bien particulier. Elle signala simplement une certaine
activité en arrière de ces lignes et, dans la forêt d'Houthulst, une colonne en
marche qui s'avançait avec précaution, essayant d'échapper à l'observation des
avions ; mais, en somme, rien qui ne rentrât dans la normale.
A la fin de la
matinée, nous pûmes observer un assez violent bombardement d'artillerie lourde
allemande sur Ypres et les routes qui y convergeaient : là encore, rien
d'inquiétant. Le bombardement ne dura, d'ailleurs, pas très longtemps et tout
redevint tranquille.
Il
était à craindre, en effet, qu'en raison des renseignements peu précis qu'on
leur avait fournis sur cette tête de pont, elles n'aient pu occuper les
tranchées qui leur étaient assignées (Nous insistons sur cet incident, parce que, comme on le
verra ultérieurement, c'est grâce à cette erreur et à ses conséquences que les
Allemands, le soir, ne purent franchir les ponts de Boesinghe).
Des
recherches effectuées aussitôt dans les bureaux du génie, à Elverdinghe,
permirent alors de trouver un croquis sur lequel figuraient des tranchées
semblant constituer la tête de pont précitée ; il fut aussitôt envoyé au
commandant Gougne, avec ordre de « faire reconnaître ces tranchées, mais de
ne les occuper que pendant la nuit suivante, dès que l'obscurité lui permettrait
d'exécuter son mouvement sans attirer l'attention de l'ennemi. »
«
Elles n'existaient pour ainsi dire pas ; tout était à faire : approfondissements,
parapets, abris, boyaux de communication, lignes téléphoniques, emplacements de
mitrailleuses et surtout, jonction des tranchées séparées par de larges
intervalles dépourvus de tous travaux. Comme, de plus, il était impossible de
travailler pendant le jour, tous ces travaux allaient demander un temps et une
peine considérables. »
On déjeuna très tard et, après le repas, on alla prendre un peu l'air dans le magnifique jardin du château. En admirant la simplicité et en même temps la grandeur de son artistique tracé, vrai jardin à la française, ainsi que les belles essences de ses plantations relevées encore par les superbes fleurs de ses parterres, nous ne nous doutions pas de la scène tragique qui allait s'y dérouler quelques jours plus tard. C'est là, en effet, que dans la première quinzaine de mai, des zouaves ramenaient 200 prisonniers allemands.
Ayant découvert dans leurs gibernes des cartouches à balle retournée (produisant un effet analogue aux balles explosibles) et, d'autre part, exaspérés par l'attaque inqualifiable des gaz, ils ne voulaient rien moins que fusiller leurs prisonniers. Nous eûmes beaucoup de mal à les en empêcher.
L'aviateur français essayait vainement de se déplacer en hauteur et en largeur ; les projectiles continuaient à voler autour de lui ; finalement, il prit la seule solution raisonnable : il revint à toute vitesse dans les lignes françaises, mais continua, jusqu'au dernier moment, à être furieusement canonné. Il se tira cependant indemne de l'aventure. Le soir, après le déclenchement de l'attaque allemande, nous eûmes l'explication de cette furie teutonne ; les Allemands étaient en train de mettre la main aux derniers préparatifs pour l'émission des gaz et la mise en mouvement de leurs troupes d'assaut ; ce n'était pas le moment d'être vus ou dérangés.
Mais, presque aussitôt, on entendait nettement une vive fusillade accompagnée d'une violente canonnade.
Décidément, il se passait quelque chose d'anormal ; en tout cas c'était bien une attaque.
D'ailleurs, presque en même temps, un nouveau coup de téléphone. Cette fois, c'était le commandant de Fabry (également du 1e Tirailleurs) qui, d'une voix aussi émue que le commandant Villevaleix, envoyait le même renseignement, ajoutant :
« qu'il allait être
obligé de quitter son P. C., ne pouvant plus respirer; qu'autour de lui des
groupes entiers de tirailleurs tombaient
asphyxiés ou tués en cherchant à franchir le barrage d'artillerie que
les Allemands venaient d'établir sur les emplacements occupés par nos réserves
; la situation n'était plus tenable, on était pris entre les gaz et le barrage.
»
« Tout le monde tombe autour de moi, je quitte mon P.
Cette fois, le commandant de la brigade était fixé. Il montait aussitôt à cheval et, suivi de quelques spahis, partait ventre à terre vers les tranchées.
La fusillade crépitait de plus en plus. La canonnade s'étendait furieuse sur les secteurs voisins, l'artillerie du secteur, en particulier, tirait sans arrêt ; elle donnait l'impression de tirer à coffres ouverts (et c'était bien exact) mais cela ne dura pas longtemps ; plus nous avancions, plus la fusillade augmentait, tandis que le feu de l'artillerie du secteur diminuait progressivement et finissait bientôt par cesser complètement.
Très inquiet le colonel détacha, immédiatement, une estafette à Elverdinghe (P. C. de la brigade) avec l'ordre : « Premièrement, de faire alerter et de diriger sur le secteur tous les bataillons disponibles de la brigade. Deuxièmement, de demander à la division l'aide éventuelle de la 91e brigade ; l'attaque, en effet, paraissait des plus sérieuses : nos troupes refluaient de toutes parts (Afrique et territoriaux). »
De plus, le violent bombardement de nos lignes et de leurs arrières montrait que nous avions, en face de nous, une artillerie ennemie excessivement puissante.
On ne distinguait plus, du côté du canal, que quelques bribes de fumée jaunâtre, mais arrivés à trois ou quatre cents mètres de Boesinghe, nous fûmes saisis de violents picotements dans le nez et la gorge ; les oreilles commençaient à bourdonner, la respiration devenait pénible ; une odeur insupportable de chlore régnait autour de nous.
Il fallut même bientôt descendre de cheval, les chevaux,
incommodés, oppressés, se refusant à galoper ou à trotter. Nous gagnâmes donc à
pied . Boesinghe, puis les ponts.
Un joyeux tout titubant, à grands cris, réclamait du lait et,
en apercevant le colonel, s'écriait : « Mon colonel, ces v... nous ont
empoisonnés. » Bref, une vraie scène de l'Enfer du Dante; le grand poète
italien n'en a pas décrit de plus tragique dans son immortel chef-d’œuvre.
Quant à vouloir arrêter les fuyards, peine perdue, nous y renonçâmes bientôt ; ce n'était plus en effet des soldats qui s'enfuyaient mais de pauvres êtres semblant devenus, tout d'un coup, absolument fous.
Tout le long du canal, même tableau : sans tenir compte des
balles et des projectiles, sur les deux rives une foule de malheureux,
affolés, étaient venus demander à l'eau bienfaisante un peu de soulagement à
leurs horribles souffrances.
Aidées d'une section du génie et d'un peloton du 7e zouaves et après avoir rallié tous les artilleurs, zouaves, tirailleurs, joyeux et territoriaux en état de combattu;, elles avaient tenu tête aux Allemands qui, jusque-là, n'avaient pu encore franchir le glacis qui les séparait du canal.
C'est là que le commandant de la brigade obtint les premiers
renseignements sur l'attaque, telle qu'elle s'était produite sur les tranchées
de première ligne.
Tout à coup, à 17 heures, sans qu'aucun bruit préalable ait pu donner l'éveil, une immense fumée jaunâtre s'abattait sur le front français, dans les tranchées, depuis Steenstraat jusqu'aux lignes anglaises, c'est à-dire sur un front de 6 kilomètres environ.
Les guetteurs donnent l'alerte. La fusillade se déclenche immédiatement.
Les Allemands les serrent de près et les ont même dépassés vers le nord, le long de la voie ferrée Langemarck-Boesinghe que les territoriaux ont abandonnée. Ce drame s'était déroulé en une demi-heure environ ; la surprise avait été complète. Les feldgrauen purent, en moins de trois quarts d'heure, atteindre la région d'Het-Sas et arriver en face des ponts de Boesinghe (2 à 300 mètres environ), mais, jusqu'alors, ils avaient vainement essayé de les enlever.
Telle était la
situation à ce moment, 18h45 environ.
Fous de colère, crachant le sang, les yeux hors de la tête, ils racontèrent que toutes leurs pièces étaient tombées entre les mains des Allemands, et supplièrent d'organiser immédiatement une contre-attaque pour aller les reprendre. Mais avec qui et avec quoi?
On leur fit comprendre que, pour monter une telle attaque, il fallait avoir des fantassins, où étaient-ils? et surtout de l'artillerie pour préparer et appuyer le mouvement en avant ; nous n'avions plus une seule pièce.
Ils donnèrent alors des détails : quelques minutes à peine
après le début de l'attaque et l'émission des gaz, ils avaient tout à coup
aperçu les Allemands surgir à quelques centaines de mètres de leurs pièces.
Par un heureux hasard, les fumées de chlore étaient passées un peu au nord des batteries. Les Allemands, la figure couverte d'une espèce de masque, avaient subi de grosses pertes et s'étaient arrêtés un moment.
Mais, bientôt, on entendit distinctement les cris de leurs
officiers : « Vorwaerts ! Vorwaerts ! », et le barrage roulant d'artillerie qui
les précédait, s'intensifia de plus en plus. Enfin, des groupes ennemis
surgirent à droite et à gauche. Il fallut donc, en toute hâte, enclouer les
pièces, les abandonner (Nous perdîmes trois
batteries de 75 et deux batteries de 120) ; un grand nombre de servants
ne purent s'enfuir à temps et furent faits prisonniers.
« Ah ! mon colonel, ces s... de Boches m'ont pris tous mes clichés, je n'ai pas eu le temps de les sauver, et j'y tenais comme à mes yeux. »
Comme le colonel paraissait étonné, il ajouta
« C'étaient des clichés que j'avais rapportés de Dunkerque, lors de ma dernière permission, clichés de mes amis venus me voir exprès de Paris. «
Ah ! amis ou amies?
Surtout des amies, mon Colonel. Alors vous comprenez ! »
un officier de l'état-major de la brigade arriva, à ce moment, d'Elverdinghe et prévint que le général de division, qui avait d'abord cru le colonel disparu dans la tourmente, le priait de rentrer à son P C., où lui-même allait se rendre.
Le général faisait connaître, d'autre part, que le 7e zouaves qui occupait les tranchées., de la rive ouest du canal, en face de la ferme Zwaanhof, était placé sous les ordres du commandant de la 90e brigade.
Ordre fut envoyé aussitôt au 7e
zouaves de « traverser le canal sur les passerelles au sud de la
ferme Zwaanhof et d'exécuter, le plus tôt possible, une contre-attaque dans la
direction de Pilkem ».
En même temps, il était prescrit à un bataillon du 2e bis de zouaves de venir remplacer les unités du 7e zouaves dans les tranchées qu'elles occupaient sur la rive ouest du canal.
Avant de quitter les ponts de Boesinghe (20 heures environ), le colonel prescrivit
--Aux deux compagnies du 2e zouaves d'empêcher, à tout prix, les Allemands de franchir le canal;
--De chercher à établir, le plus tôt possible, la liaison avec la 87e division territoriale ou, à son défaut, avec les Belges, ainsi qu'avec le 7e zouaves et les Anglais (au sud)
« Hâtez-vous, lui
cria le colonel, il faut faire sauter immédiatement les ponts. »
« Mais, je n'ai pas d'ordres, répondit-il; le capitaine Durand, mon chef, les sollicite depuis plus d'une heure et, en attendant, il m'envoie sur le canal pour tout préparer.»
« Il ne s'agit pas de préparer, répliqua le commandant de la brigade, mais d'exécuter, nous en sommes à quelques minutes près ; d'un moment à l'autre, les Allemands essayeront de traverser le canal ; il faut les en empêcher à tout prix ; donc, faire immédiatement sauter les ponts. En tout cas, je commande le secteur et vous donne l'ordre de les faire sauter. J'en prends toute la responsabilité. Hâtez-vous, hâtez-vous ! »
Un autre eût objecté que, d'après les règlements et les instructions en cours, seul, le commandant en chef de l'armée était qualifié pour donner un tel ordre. Le lieutenant Hardelay n'hésita pas et répondit :
« Mon colonel, dans quelques heures et, en tout cas, dès qu'on le pourra, votre ordre sera exécuté » - « Voulez vous un ordre écrit, je vais le rédiger ici même et vous l'envoyer. »
« Inutile, mon colonel, votre parole me suffit. »
Et cet excellent officier de s'éloigner aussitôt au pas de gymnastique pour aller à son devoir, c'est-à-dire... à la mort (Il fut tué quelques heures après)
Ce jour-là, on attendit les ordres du commandant de l'armée qui,
évidemment, ne put les envoyer à temps. S'il avait eu un plus confiance dans
ses subordonnés et qu'il leur eût délégué, en permanence, ses pouvoirs pour
ordonner la destruction des ponts, le désastre du Chemin des Dames eût été
très. probablement, en grande partie, atténué.